LOI RELATIVE A LA REDUCTION NEGOCIEE
DU TEMPS DE TRAVAIL
Le Parlement a définitivement adopté, le 15 décembre 1999, la loi relative à la réduction négociée du temps de travail.
Les sénateurs soussignés considèrent que les principales dispositions de cette loi ne sont pas conformes à la Constitution et comportent les vices de forme et de fonds suivants :
1. La méconnaissance de l'exigence constitutionnelle de clarté de la loi ;
2. L'incompétence négative du législateur ;
3. L'atteinte à la liberté d'entreprendre ;
4. La méconnaissance de la liberté des salariés et de la liberté contractuelle ;
5. La violation de l'égalité devant la loi ;
6. La méconnaissance des principes constitutionnels de participation et de négociation collective.
I. - Sur l'exercice de sa compétence
par le législateur
A. - Sur la méconnaissance de l'exigence constitutionnelle
de « clarté de la loi »
Un premier motif d'inconstitutionnalité externe réside dans la méconnaissance, par le législateur, de l'exigence constitutionnelle de « clarté de la loi ».
La loi introduit dans le code du travail des dispositions qui contredisent des articles dudit code, sans modifier ni supprimer ceux-ci. En fixant le volume annuel d'heures de travail, hors heures supplémentaires, à 1 600 heures, la loi interdit le travail les jours fériés sans pour autant modifier expressément les textes relatifs auxdits jours fériés.
En l'état actuel du droit (après le vote de la première loi sur la réduction du temps de travail) :
- la durée légale du travail est fixée à 39 heures par semaine (art. L. 212-1 du code du travail) ;
- la durée des congés payés est de 2,5 jours ouvrables par mois de travail sans pouvoir excéder 30 jours ouvrables par an (art. L. 223-2 du code du travail) ;
- il est interdit d'occuper un salarié plus de 6 jours par semaine (art. L. 221-2 du code du travail) et, sauf exception, le repos hebdomadaire doit être donné le dimanche (art. L. 221-5 du code du travail) ;
- l'année compte 11 jours fériés (art. L. 222-1 du code du travail), mais seul le 1er mai est obligatoirement chômé (art. L. 222-5 du code du travail). En cas de chômage d'autres jours fériés, les heures de travail perdues de ce fait ne peuvent être récupérées (art. L. 222-1 du code du travail) ;
- la durée maximale journalière du travail est, sauf dérogation, de 10 heures, la durée maximale hebdomadaire absolue est de 48 heures et la durée maximale hebdomadaire moyenne est de 46 heures sur douze semaines consécutives (art. L. 212-7 du code du travail) ;
- le volume annuel d'heures supplémentaires à la libre disposition de l'employeur est de 130 heures (décret du 27 janvier 1982). Il peut être modifié, en hausse ou en baisse, par un accord collectif de branche étendu. Cette possibilité a pour effet de dispenser l'entreprise de devoir obtenir l'autorisation de l'inspecteur du travail pour effectuer des heures supplémentaires au-delà du contingent légal de 130 heures (art. L. 212-6 du code du travail), mais ne permet pas d'augmenter la capacité productive de l'entreprise au-delà de 130 heures par an car, quel que soit le volume du contingent conventionnel, tout heure supplémentaire effectuée au-delà du contingent légal de 130 heures ouvre droit au profit du salarié à un repos compensateur de 100 %.
De ces dispositions, il résulte donc que le nombre d'heures de travail effectif susceptibles d'être aujourd'hui réalisées par un salarié dans l'année est de 282 jours, chiffre que l'on obtient en retranchant de 365 jours 30 jours de congés payés, 52 dimanches et un 1er mai (seul jour férié obligatoirement chômé) ; ce qui représente 47 semaines (282/6 jours ouvrables/semaine) et 1 963 heures (47 x 39 heures par semaine = 1 833 heures + le contingent de 130 heures supplémentaires).
La loi (art. 8, 9 et 19) fixe à 1 600 heures par an le volume d'heures au-delà duquel se déclenchent les heures supplémentaires.
Si le Gouvernement avait respecté les dispositions législatives relatives aux jours fériés, cette somme annuelle aurait dû être, pour une durée hebdomadaire du travail à 35 heures, de 1 645 heures (47 semaines x 35).
Dès lors, de deux choses l'une :
- ou bien le Gouvernement, contrairement à ce qu'il annonce, réduit la durée légale hebdomadaire du travail à, non pas 35 heures, mais 34 heures 2 minutes (1 600/47 semaines), soit une réduction de la durée légale du travail de 13 % et non de 10 % ;
- ou bien le Gouvernement, sans vouloir le dire puisque les dispositions pertinentes du code de travail (art. L. 222-1 et suivants) ne sont pas expressément modifiées, a pour objectif, si cette durée annuelle de 1 600 heures est votée, d'interdire le travail tous les jours fériés (alors que, rappelons-le, seul le 1er mai est obligatoirement chômé). En effet, une durée annuelle de 1 600 heures correspond à 45,7 semaines de travail à 35 heures (1 600 : 35 heures), soit 274 jours de travail par an (45,7 x 6 jours ouvrables par semaine) ainsi décomptés : 365 jours auxquels on retranche 30 jours de congés payés, 52 dimanches, un 1er mai et 8 jours fériés.
Sachant que sur les 10 jours fériés théoriquement susceptibles d'être travaillés, seuls 8 tombent en moyenne par an un jour ouvrable, la fixation à 1 600 heures de la durée annuelle du travail correspond en fait à une interdiction totale de travailler les jours fériés, sans que soient pour autant modifiés les textes relatifs aux jours fériés.
En d'autres termes, si le Parlement peut décider de modifier les articles L. 222-1 et suivants du code du travail en disposant que, désormais, tous les jours fériés seront obligatoirement chômés - encore que l'on puisse se demander si une telle disposition ne violerait pas le principe fondamental reconnu par les lois de la République (que votre haute juridiction dégagerait à cette occasion) selon lequel, depuis la IIIe République et sans remise en cause depuis cette époque, seul le 1er mai est un jour obligatoirement chômé -, l'exercice de cette compétence, pour être constitutionnel, doit être clair et formel (c'est-à-dire consister en une modification des articles précités) et explicitement compris par les sujets de droit.
Or, au cas présent, en obtenant ce résultat de façon indirecte et obscure sans pour autant que les articles L. 222-1 et suivants du code du travail soient modifiés, les articles 8, 9 et 19 de la loi, qui fixent à 1 600 heures la durée annuelle légale maximale du temps de travail, devraient être déclarés non conformes à la Constitution pour violation du principe de « clarté de la loi ».
B. - Sur l'incompétence négative du législateur
Le législateur ne doit pas méconnaître l'étendue de sa compétence en laissant à d'autres l'exercice de celle-ci. Votre haute juridiction déclare non conformes à la Constitution les lois qui restent en deçà de la compétence du Parlement (no 97-388 DC du 20 mars 1997 ; no 97-387 DC du 21 janvier 1997).
Le législateur méconnaît la Constitution quand il reste en deçà de sa compétence soit en subdéléguant à d'autres autorités le soin d'édicter des règles si fondamentales qu'elles ne peuvent être prises que par lui, soit en posant des règles de façon si générale, si floue ou si vague que la marge d'appréciation ainsi laissée aux autorités en charge de les appliquer (pouvoir réglementaire, autorités administratives de contrôle, autorités administratives indépendantes, collectivités locales, partenaires sociaux...) leur permet d'empiéter sur le domaine de la loi, voire les oblige à le faire.
En conséquence, et comme en droit pénal, lorsque des règles législatives sont restrictives de droits ou si elles confient à des autorités publiques des pouvoirs exorbitants sur les administrés, ces règles - sous peine de révéler une incompétence négative du législateur - doivent être déterminées « avec une précision suffisante » (cf. en dernier lieu no 98-405 DC du 29 décembre 1998).
Plusieurs dispositions de la présente loi, issues de compromis laborieux lors de leur examen à l'Assemblée nationale, sont particulièrement imprécises ou obscures.
1. Imprécision du critère d'attribution des aides
L'article 19 du projet de loi dans sa rédaction initiale conditionnait l'octroi de l'aide prévue à l'article 21 à l'existence d'un accord collectif fixant la durée collective du travail, soit à 35 heures hebdomadaires, soit à 1 600 heures.
Le III de cet article précisait que l'accord d'entreprise devait préciser le nombre d'emplois créés ou préservés du fait de la réduction du temps de travail.
Le Gouvernement, lors des débats, avait indiqué faire confiance aux syndicats pour ne pas signer d'accord ne comportant pas de création ou de préservation d'emploi.
Toutefois, lors de l'examen du projet de loi à l'Assemblée nationale, le texte de l'article 19 s'est substantiellement enrichi.
Le I de l'article 19 prévoit désormais, dans le cadre de l'accord précité, un « engagement » de l'entreprise à créer ou à préserver des emplois. En conséquence, le 2 du III de l'article prévoit que l'accord ou la convention « détermine le nombre d'emplois créés ou préservés du fait de la réduction du temps de travail ».
Les embauches (dernier alinéa du 2 du III) doivent être « effectuées dans un délai d'un an à compter de la réduction du temps de travail sauf stipulation contraire ».
Le bénéfice de l'allégement est suspendu (XV du présent article 19) lorsque « l'engagement en termes d'embauches prévu par l'accord n'est pas réalisé dans un délai d'un an à compter de la réduction effective du temps de travail, sauf circonstances exceptionnelles ».
Il ressort de ce qui précède une imprécision certaine quant au critère d'attribution des aides. Le texte de la loi ne précise pas en effet si les emplois créés ou préservés doivent être appréciés en termes de variation des effectifs totaux de l'entreprise - il s'agirait alors d'une augmentation « nette » du nombre d'emplois - ou bien si ces emplois doivent être considérés comme des créations « brutes » d'emplois, c'est-à-dire sans tenir compte des départs dans l'entreprise (retraites, démissions, fins de contrats à durée déterminée...).
La précision est essentielle puisqu'une entreprise peut très bien s'engager à créer des emplois sur une période, par exemple de cinq ans, tout en réduisant ses effectifs sur la même période compte tenu des départs à la retraite. Soit il convient de comprendre que l'entreprise est tenue de maintenir ses effectifs et, dans ce cas, on peut s'interroger sur le caractère réaliste de cette obligation, compte tenu des difficultés qui peuvent se présenter à l'improviste, soit l'entreprise prend un simple engagement de créations « brutes » d'emplois et l'on peut s'interroger sur le sens de cet engagement.
2. L'imprécision du critère de suspension des aides
Le deuxième alinéa de l'article 19-XV encourt le reproche de l'incompétence négative. Il prévoit que le bénéfice de l'allégement des cotisations sociales patronales - élément indispensable pour absorber une partie du surcoût de la réduction du temps de travail - est suspendu lorsque les durées et les horaires de travail pratiqués dans l'entreprise sont « incompatibles » avec les limites définies au I de cet article (35 heures hebdomadaires ou 1 600 heures annuelles). Par ailleurs, ce même article 19-XV confie aux contrôleurs de l'URSSAF et aux inspecteurs du travail le soin de s'assurer de cette compatibilité.
En se bornant à renvoyer à un décret en Conseil d'Etat la détermination des modalités de suspension du bénéfice de l'allégement (art. 19-XVII) sans fixer lui-même des critères objectifs servant à apprécier le respect ou non de cette exigence de « compatibilité », le législateur a méconnu l'étendue de la compétence qu'il tient de l'article 34 de la Constitution rendant ainsi l'article 19-XV, deuxième alinéa, non conforme à la Constitution.
En outre, comme cette incompatibilité n'est pas plus avant précisée dans la loi, la survie de l'entreprise (subordonnée au bénéfice des allégements de cotisations sociales) est ainsi soumise à l'appréciation, par définition subjective et différenciée sur l'ensemble du territoire - certes sous le contrôle du juge, mais a posteriori - que les inspecteurs du travail ou les contrôleurs de l'URSSAF porteront sur la compatibilité des horaires pratiqués dans l'entreprise avec les exigences des 35 heures hebdomadaires ou des 1 600 heures annuelles.
3. Le Parlement dessaisi de son pouvoir budgétaire
L'article 34 de la Constitution dispose que « les lois de finances déterminent les ressources et les charges de l'Etat » et la loi organique no 59-2 du 2 janvier 1959 précise que « les lois de finances déterminent la nature, le montant et l'affectation des ressources et des charges de l'Etat ».
La présente loi subordonne le bénéfice des allégements de charge à la signature d'un accord collectif d'entreprise ou d'établissement ou d'une convention ou d'un accord de branche étendu. Contrairement à la loi « Robien » du 11 juin 1996 ou à la loi du 13 juin 1998 qui prévoyaient que l'Etat était partie prenante des conventions d'attribution des aides à la réduction du temps de travail, l'article 19 de la présente loi n'implique en rien les pouvoirs publics dans la conclusion de l'accord d'accès aux aides.
Son paragraphe XI précise que « pour bénéficier de l'allégement, l'employeur doit transmettre aux organismes de recouvrement des cotisations sociales une déclaration précisant les conditions au titre desquelles il s'applique (...) » ; que ces conditions renvoient essentiellement au paragraphe I dudit article , en l'espèce l'application « d'un accord collectif fixant la durée du travail au plus soit à 35 heures hebdomadaires, soit à 1 600 heures sur l'année ».
Les partenaires sociaux acquièrent ainsi par leur seule volonté le pouvoir de faire varier le montant des dépenses publiques. Le Parlement est partiellement dessaisi de son pouvoir budgétaire. Les lois de finances ne détermineront plus à elles seules les charges de l'Etat.
Il importe peu en l'espèce que la loi de financement de la sécurité sociale pour 2000 - déférée sur ce point à votre haute juridiction - confie à un établissement public dénommé « fonds de financement de la réforme des cotisations patronales de sécurité sociale » le soin de verser à la sécurité sociale la compensation intégrale des exonérations de cotisations.
Cette compensation reste en effet une charge de l'Etat dès lors que n'a pas été abrogé le principe posé par le premier alinéa de l'article L. 131-7 du code de la sécurité sociale selon lequel « toute mesure d'exonération, totale ou partielle, de cotisations de sécurité sociale, instituée à compter de la date d'entrée en vigueur de la loi no 94-637 du 25 juillet 1994 relative à la sécurité sociale donne lieu à compensation intégrale aux régimes concernés par le budget de l'Etat pendant toute la durée de son application », et dès lors que l'équilibre du fonds précité reste assuré par une contribution du budget de l'Etat.
C. - Sur l'injonction au Gouvernement
Si le législateur peut, sans méconnaître la Constitution, adopter des dispositions relevant du domaine de compétence du pouvoir réglementaire (cf. votre décision no 82-143 DC du 30 juillet 1982), il ne tire d'aucune disposition de la Constitution le pouvoir d'enjoindre au Gouvernement d'exercer ses compétences dans un délai précis (inconstitutionnalité d'une disposition législative ayant pour effet de prescrire au Gouvernement de déposer un projet de loi : no 89-269 DC du 22 janvier 1990 ; l'application de la loi ne peut être conditionnée par l'obligation pour le Gouvernement de passer une convention avec les organismes professionnels : no 78-95 DC du 27 juillet 1978).
Au cas présent, pour faire en sorte que les salariés payés au SMIC - dont la durée du travail va passer de 39 heures à 35 heures - continuent à être payés comme avant sans pour autant que le taux horaire du SMIC soit augmenté de façon mécanique de 11,4 %, l'article 32 de la loi instaure un système complexe mais transitoire : aux 35 premières heures payées normalement s'ajoute un « complément différentiel de salaire » pour faire la jointure jusqu'à 39 heures. Toutefois, à la demande du Conseil d'Etat, et vraisemblablement pour prévenir un risque d'inconstitutionnalité pour rupture du principe d'égalité devant la loi (cf. infra), le V de l'article 32 dispose « qu'avant le 31 décembre 2002, le Gouvernement... présentera au Parlement un rapport... précisant les mesures envisagées... pour rendre cette garantie sans objet au plus tard le 1er janvier 2005 compte tenu de l'évolution du salaire mensuel de base ouvrier ».
Dès lors, de deux choses l'une :
- ou bien cette disposition législative est sans portée normative pour le Gouvernement, mais alors elle crée, sans limitation de temps, une discrimination inconstitutionnelle entre les salariés rémunérés au SMIC selon que leur durée de travail sera ou non affectée par la loi (cf. infra) ;
- ou bien cette disposition législative est impérative pour le Gouvernement mais alors elle met à la charge de celui-ci une obligation inconstitutionnelle d'avoir, dans un délai maximum de cinq ans, à revaloriser le SMIC au-delà de l'obligation légale alors qu'il s'agit là d'une compétence discrétionnaire du Gouvernement (qu'il n'a d'ailleurs pas exercée en 1999).
Pour l'une ou l'autre de ces raisons, l'article 32 de la loi est donc contraire à la Constitution.
II. - Sur la méconnaissance de certaines des composantes de la liberté proclamée par l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen
A. - Sur la méconnaissance de la liberté d'entreprendre
1. Une réduction excessive du temps de travail
Selon une jurisprudence constante, la liberté d'entreprendre est un principe ayant valeur constitutionnelle que la loi ne saurait restreindre arbitrairement ou abusivement.
Toutefois, comme pour tout droit ou liberté ayant valeur constitutionnelle, votre haute juridiction ne manque jamais de rappeler que la liberté d'entreprendre « n'est ni générale ni absolue », qu'elle « s'exerce dans le cadre d'une réglementation instituée par la loi » et « qu'il est loisible au législateur d'y apporter des limitations justifiées par l'intérêt général ou liées à des exigences constitutionnelles à la condition que celles-ci n'aient pas pour conséquence d'en dénaturer la portée ».
En réduisant de plus de 10 % la durée légale du temps de travail dans les entreprises, la présente loi porte atteinte à la liberté des entrepreneurs de gérer leurs affaires au mieux de l'intérêt social de l'entreprise - s'agissant en particulier de la façon d'organiser le travail dans l'entreprise.
En réduisant à 1 600 heures la durée annuelle du travail et à 217 le nombre de jours de travail de la catégorie de cadres visée à l'article L. 212-15-3 nouveau du code du travail, le législateur commet, à l'égard des entreprises, une erreur manifeste d'appréciation.
S'il n'est pas contesté que le législateur peut constitutionnellement réduire la durée effective du travail dans les entreprises, c'est à la condition, dans un système économique libéral et ouvert à la compétition internationale, que l'ampleur de cette réduction ne soit pas si massive, si disproportionnée qu'elle conduirait mécaniquement à obérer la compétitivité des entreprises françaises, surtout si ces dernières - comme c'est le cas - avaient le souci de ne pas abaisser corrélativement les salaires et alors que, dans le même temps, nos principaux partenaires commerciaux, notamment au sein de l'Union européenne, ne suivent pas la même voie en matière de durée de travail.
De ce point de vue, si l'ampleur de la réduction de la durée hebdomadaire du travail de 39 à 35 heures (soit une réduction d'un peu plus de 10 %) apparaît déjà, même étalée dans le temps et même partiellement compensée par des réductions de charges sociales, disproportionnée pour nombre d'entreprises à la santé fragile et/ou soumises à une concurrence internationale forte, deux dispositions du projet de loi sont de nature, par leur ampleur supérieure à ces 10 % et leur effet pervers, à dénaturer la liberté d'entreprendre.
En premier lieu, en fixant à 1 600 heures par an le volume annuel d'heures au-delà duquel se déclenchent les heures supplémentaires en cas d'annualisation de la durée du travail, les articles 8, 9 et 19 de la loi réduisent de façon disproportionnée la capacité productive annuelle de chaque salarié.
De fait, si l'entreprise décide, pour mettre en oeuvre la réduction de la durée légale du travail à 35 heures, de décompter la durée du travail sur l'année - seul moyen pour elle « d'amortir » au mieux une partie du coût de cette réduction -, le nombre maximum d'heures de travail effectif susceptible d'être effectué dans l'année par un salarié sera de 1 667,5 heures : 1 600 heures « normales » plus 90 heures supplémentaires (1) et moins 22,5 heures (2).
Rapportée aux 1 963 heures de travail effectif susceptibles d'être aujourd'hui réalisées par un salarié dans l'année (v. supra), la perte annuelle de capacité productive de l'entreprise sera donc par salarié de 195,5 heures (1 963 heures - 1 667,5 heures).
Or, en calculant sur une base légale de 47 semaines de travail, tenant compte des jours fériés non obligatoirement chômés (cf. supra), cette perte de capacité productive va très largement au-delà de celle qui aurait dû normalement résulter de la réduction de la durée légale du travail à 35 heures. En effet, le nombre d'heures susceptibles d'être effectuées par un salarié dans l'année sur la base d'une durée légale du travail réduite à 35 heures devrait être de 1 745 heures : 47 (semaines) x 35 (heures/semaine) = 1 645 heures + 130 heures supplémentaires.
Ce montant correspond à une diminution de la capacité productive de 188 heures (1 963 heures - 1 745 heures).
En d'autres termes, alors qu'une application « normale » de la réduction du temps de travail de 39 à 35 heures calculée sur l'année aurait entraîné, par rapport à la situation actuelle, une perte annuelle de 9,5 % de la capacité productive de l'entreprise (188 heures : 1 963) en rapport avec le taux « acceptable » de réduction de 10 % de la durée hebdomadaire du travail, l'application du chiffre « anormal » de 1 600 heures entraîne une perte annuelle de 15 % de la capacité productive de chaque salarié dans l'entreprise (295,5 heures : 1 963) totalement disproportionnée par rapport aux capacités techniques et financières des entreprises pour absorber une telle contrainte et non compensée, au surplus, par l'objectif d'intérêt général théorique de création, grâce à ce dispositif, de 600 000 emplois (augmentation de l'emploi salarié de 4 %).
Ainsi, malgré l'objectif d'intérêt général recherché, les articles 8, 9 et 19 de la loi portent une atteinte manifestement excessive à la liberté d'entreprendre et doivent être en conséquence déclarés non conformes à la Constitution.
En second lieu, en fixant à 217 jours maximum le nombre de jours de travail des cadres en cas de décompte en jours de leur durée du travail - ce qui est quasiment substantiel à leur activité -, l'article 11 de la loi réduit lui aussi de façon disproportionnée la capacité productive de cette catégorie de salarié.
En l'état actuel des textes, le nombre de jours susceptibles d'être travaillés dans l'année par un cadre est de 282 jours (cf. supra). Ce nombre de jours n'est nullement théorique dans de nombreuses activités de services, en particulier celles liées à des activités touristiques ou encore dans le commerce.
En limitant à 217 jours au maximum le nombre de jours de travail des cadres, l'article 11 de la loi va largement au-delà d'une réduction de 10 % (correspondant au pourcentage de réduction de la durée légale du travail) du nombre maximum de jours de travail susceptibles d'être travaillés par les cadres qui, dans cette logique. aurait dû être fixé à 254 jours.
Le chiffre de 217 jours maximum de travail s'obtient en retranchant de 365 jours : 30 jours de congés payés, 52 dimanches, un 1er mai, 52 samedis, 10 jours fériés, 3 jours.
En conséquence, la loi interdit aux cadres de travailler les samedis, les dix jours fériés et trois jours supplémentaires, soit une réduction de 23 % par rapport à la situation actuelle, du nombre maximum de jours susceptibles d'être travaillés par les cadres.
A l'évidence, une réduction aussi brutale et aussi massive du nombre de jours maximum de travail des cadres porte une atteinte manifestement excessive à la liberté d'entreprendre des employeurs (et des cadres salariés) et est de nature à rendre l'article 5 de la loi non conforme à la Constitution.
2. L'immixtion excessive de l'administration
dans le fonctionnement des entreprises
Plusieurs dispositions du projet de loi dénaturent la liberté d'entreprendre par l'immixtion abusive ou arbitraire de tiers dans la mise en oeuvre de la réduction du temps de travail.
Comme on l'a vu plus haut, ce sont les contrôleurs desURSSAF et les inspecteurs du travail qui auront à s'assurer de la « compatibilité » des durées et des horaires pratiqués dans l'entreprise avec les limites des 35 heures hebdomadaires ou 1 600 heures annuelles et, en cas d'incompatibilité, qui proposeront la suspension du bénéfice des allégements de cotisations patronales.
En conséquence, eu égard à l'imprécision de la loi sur ce point (cf. supra), la prise d'une nouvelle commande ou le respect de délais de livraison imposés par le client - obligeant alors le recours à des heures supplémentaires - va systématiquement exposer l'entreprise à la suspension des aides, en fonction de l'appréciation que portera l'inspecteur du travail ou le contrôleur de l'URSSAF sur la compatibilité des horaires ainsi pratiqués avec les 35 heures, sans que le chef d'entreprise puisse mesurer au préalable les risques financiers que le choix de tel ou tel type d'organisation lui fait encourir. En d'autres termes, c'est à un agent de l'administration qu'il va incomber de décider, en fonction de son appréciation personnelle, si l'entreprise peut faire des heures supplémentaires ou si elle doit embaucher pour réaliser telle ou telle tâche nécessaire au maintien ou au développement de son activité.
Ainsi, par le biais de la réduction du temps de travail et parce que le bénéfice des allégements de cotisations patronales est vital pour la survie de l'entreprise, l'article 19-XV de la loi met de façon excessive et subjective la gestion quotidienne des entreprises sous le contrôle d'autorités administratives, dénaturant ainsi le principe constitutionnel de la liberté d'entreprendre.
Ensuite, en subordonnant dans les entreprises concernées l'accès au droit à l'allégement de cotisations sociales à un accord d'entreprise signé par une ou plusieurs organisations syndicales majoritaires ou une organisation syndicale minoritaire ayant demandé une consultation du personnel (seule cette organisation peut demander la consultation) - allégements dont on a dit qu'ils constituaient une nécessité vitale pour la sauvegarde de la compétitivité des entreprises -, les articles 19 et 21 de la loi accordent aux organisations syndicales un droit de veto sur l'organisation de l'entreprise (un refus d'accord peut même condamner l'entreprise à disparaître à terme faute de disposer des allégements précités), dépossédant ainsi de façon inconstitutionnelle le chef d'entreprise de son pouvoir de gestion et d'organisation. De fait :
- d'une part, ces accords porteront non seulement sur la réduction de la durée effective du travail à 35 heures (condition d'accès aux versements), mais également sur la compensation financière de la réduction du temps de travail, et, surtout, sur la mise en oeuvre dans l'entreprise de la flexibilité, du décompte du temps de travail des cadres, de l'organisation de la formation hors du temps de travail, etc. ;
- et, d'autre part, le refus du ou des syndicats majoritaires de signer l'accord conduira nécessairement en pratique les autres syndicats à ne pas s'engager. Au demeurant, si un syndicat minoritaire signait l'accord, il serait le seul, à l'exclusion du chef d'entreprise, à pouvoir demander l'organisation d'une consultation des salariés.
Enfin, dans la mesure où l'article 5-I de la loi a pour effet de pénaliser les salariés des entreprises n'ayant pas réduit leur durée collective du travail à 35 heures en leur attribuant une majoration pour heures supplémentaires de seulement 15 % - contre 25 % aux salariés des entreprises qui seront passées à 35 heures -, cet article vise à les inciter à faire pression sur l'entreprise pour qu'elle réduise sa durée du travail. Il constitue de ce point de vue une entrave à la liberté de gestion du chef d'entreprise contraire à la Constitution.
B. - Sur la méconnaissance de la liberté des salariés
« La liberté personnelle du salarié » a, comme la liberté d'entreprendre ou la liberté syndicale, valeur constitutionnelle (no 89-257 DC du 25 juillet 1989). En conséquence, quand bien même il met en oeuvre un objectif d'intérêt général ou d'autres droits ou principes à valeur constitutionnelle, le législateur doit respecter cette liberté du salarié ; il ne doit pas la dénaturer.
Au cas présent, comme on l'a vu plus haut, la loi réduit dans des proportions « massives » le nombre d'heures de travail que les salariés pourront réaliser dans l'année chez leurs employeurs.
Or, pour de très nombreux salariés ayant accédé à la propriété de leur logement ou s'étant équipés en biens de consommation, la réalisation d'heures supplémentaires revêt une importance économique déterminante, voire vitale sous peine de situations de surendettement (comme l'a d'ailleurs bien montré le recul du Gouvernement sur le paiement des heures supplémentaires aux enseignants du second degré, pourtant placés dans une situation plus favorable à l'égard de leurs prêteurs).
Dès lors, couplée à la nécessaire politique de modération salariale que les entreprises vont devoir mener ces prochaines années pour absorber le coût du passage aux 35 heures, cette réduction massive et brutale de la capacité individuelle de travail des salariés opérée par les articles 8, 9 et 19 de la loi dénature leur liberté individuelle de travail sans que les motifs d'intérêt général (hygiène, santé, temps libre des salariés, recherche du plein emploi) avancés pour expliquer ces limitations ne justifient l'ampleur de l'atteinte ainsi portée à leur liberté individuelle.
Par ailleurs, dans la mesure où l'article 5-II de la loi dispose que les salariés des entreprises non couvertes par un accord de branche et dépourvues de délégués syndicaux, ou dans lesquelles la conclusion d'un accord se révélera impossible, ne pourront obtenir le paiement en argent des majorations de leurs heures supplémentaires, cet article indique que le paiement de ces heures intervient alors, à défaut, obligatoirement en temps.
Il y a là, pour une raison non explicite, et indépendamment du comportement des salariés, une atteinte disproportionnée à leur liberté personnelle de voir leurs heures supplémentaires payées en argent.
C. - Sur la méconnaissance de la liberté contractuelle
Selon la jurisprudence du Conseil constitutionnel dégagée à l'occasion de l'examen de la loi du 13 juin 1998 d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail, « le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 » (no 98-401 DC du 10 juin 1998).
La loi actuelle est de nature à porter atteinte à cette exigence constitutionnelle, s'agissant des accords collectifs de branche à ce jour conclus.
L'exposé des motifs de la loi du 13 juin 1998 précitée indiquait que :
« ... La voie qu'il (le Gouvernement) entend privilégier est celle de la négociation sociale de branche ou d'entreprise, qui permet de s'adapter à la diversité des situations et de construire l'équilibre des intérêts.
« Les négociations auront à fixer l'ampleur et le rythme des réductions d'horaires et à prévoir les modalités d'organisation de la production et du temps de travail répondant aux besoins économiques spécifiques des entreprises et aux souhaits de leurs salariés.
« ... Le Gouvernement proposera alors au Parlement un second texte de loi, ..., en tirant les leçons des accords intervenus ... ».
Se fondant sur ces éléments, la grande majorité des branches professionnelles a engagé des négociations qui, à ce jour, ont abouti à la conclusion de plus de 130 accords collectifs de branche couvrant 11,5 millions de salariés (dont 90 ont été étendus par arrêté ministériel sous réserve de certaines exclusions).
L'objectif de tous ces accords était, en tenant compte de la spécificité propre à chaque profession (les problèmes d'organisation du travail et du temps du travail étant fondamentalement différents dans l'industrie, le commerce ou les services), de préserver au maximum la compétitivité des entreprises confrontées à la durée légale du travail à 35 heures tout en accordant aux salariés, en contrepartie, un certain nombre de garanties.
Dans bon nombre de cas, se fiant à l'exposé des motifs de la loi du 13 juin 1998, ces accords ont anticipé le contenu de la seconde loi en adoptant des solutions innovantes destinées à guider le législateur.
A la lecture de la loi ici en cause, ces expériences contractuelles - résultant de négociations longues mais, pour la plupart, acceptables par les partenaires sociaux - semblent davantage avoir servi à élaborer la liste des expériences innovantes que le Gouvernement ne souhaite pas voir se répéter. De ce point de vue, le Gouvernement a effectivement « tiré les leçons des accords intervenus », mais pas dans le sens que les parties à ces accords pouvaient imaginer.
Et, de fait, l'article 28-II dispose qu'un an après la publication de la loi les dispositions non conformes des accords cesseront de produire effet, à l'exception :
- des dispositions conventionnelles relatives aux heures supplémentaires qui seront immédiatement dépourvues d'effet si elles sont non conformes :
- et des dispositions relatives à l'annualisation des horaires qui demeureront en vigueur mais dans la limite de 1 600 heures par an, quel que soit le volume d'heures annuel fixé par l'accord en fonction du mode de décompte sur l'année des 35 heures de travail hebdomadaire retenu par les négociateurs (art. 8-V).
Par ses incidences, cet article 28-II porte à l'économie des accords légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'il méconnaît manifestement la liberté contractuelle, et ce d'une triple façon :
1. En premier lieu, en rompant l'équilibre des accords conclus, puisque le dispositif de « sécurisation juridique », qui invalide les dispositions conventionnelles non conformes à la loi, laisse subsister les autres dispositions des accords, c'est-à-dire, dans la plupart des cas, les avantages accordés aux salariés (réduction d'horaires, maintien des salaires, embauches...) en contrepartie d'éléments de flexibilité ou de maintien de la capacité productive invalidés. Seules ces dispositions continueront donc, sauf à dénoncer l'accord dans les conditions d'extrêmes difficultés techniques et temporelles, à produire effet ;
2. En second lieu, en ne respectant pas l'accord national interprofessionnel du 31 octobre 1995 sur les négociations collectives (« légalisé » par la loi du 16 novembre 1996) renouvelé le 8 avril 1999. Cet accord prévoit, en effet, que, dans les entreprises dépourvues de délégués syndicaux, quel que soit leur effectif, des accords peuvent être valablement conclus, soit avec un salarié de l'entreprise mandaté à cet effet par une organisation syndicale, soit avec le comité d'entreprise ou les délégués du personnel, l'accord n'étant valable dans ce dernier cas que s'il est validé par une commission paritaire mise en place au niveau de la branche professionnelle. Or, la loi ignore l'équilibre de cet accord en ne retenant que le mandatement (art. 19-VI) et une possibilité de négociation avec les seuls délégués du personnel, uniquement dans les entreprises de moins de 50 salariés et lorsque aucun mandatement n'aura été possible ;
3. Enfin et surtout, en troisième lieu, en ne respectant pas l'esprit de la quasi-totalité des accords conclus sur les points les plus importants que les partenaires sociaux avaient imaginés pour, « raisonnablement » et de façon adaptée à chaque situation, mettre en oeuvre les 35 heures dans les entreprises.
Sur l'annualisation de la durée du travail :
La quasi-totalité des accords de branche ont mis en place des dispositifs d'annualisation de la durée du travail, dont l'objectif est de permettre que les heures effectuées certaines semaines au-delà de 35 heures en période de forte activité soient compensées par des heures non effectuées en deçà de 35 heures en période de sous-activité. Ce n'est que lorsque la durée moyenne du travail effectif sur l'année est supérieure à 35 heures que les heures effectuées au-delà de cette moyenne acquièrent le caractère d'heures supplémentaires.
Se fondant sur les dispositions du code du travail applicables (cf. supra), les accords de branche ont défini le volume annuel d'heures correspondant à une moyenne de 35 heures hebdomadaires sur l'année. Suivant le nombre de jours de congés conventionnels ou de jours fériés qu'elles ont entendu imputer sur la réduction de la durée du travail, elles ont fixé le seuil de la durée annuelle au-delà duquel commence le décompte des heures supplémentaires entre 1 610 et 1 645 heures.
En fixant ce seuil à 1 600 heures par an, les articles 8, 9 et 19 de la loi ne respectent pas les accords et rompent leur équilibre dans la mesure où l'importance du nombre de jours fériés ou de congés conventionnels imputés sur la réduction de la durée du travail était fonction des autres éléments de chaque accord.
On observera que la fixation d'un seuil annuel légal ne se justifiait pas techniquement puisque, tant pour les trois objectifs de modulation/annualisation des horaires existant depuis 1982 que pour la durée du travail des salariés en continu qui, également depuis 1982, ne peut excéder 35 heures calculées en moyenne sur l'année, le législateur n'avait fixé aucun volume d'heures annuel.
Le but réel des pouvoirs publics en agissant ainsi est bien de contrecarrer les accords en empêchant l'imputation d'un certain nombre de temps non productifs existants (tels que les jours fériés) pour augmenter au maximum la réduction de la durée effective du travail.
Sur les heures supplémentaires :
La grande majorité des accords de branche ont porté leur contingent conventionnel annuel d'heures supplémentaires au-delà de 130 heures de façon à permettre aux entreprises qui ne pourraient mettre en place de nouvelles formes d'organisation du travail de maintenir à un niveau économiquement acceptable leur capacité productive une fois la durée légale réduite à 35 heures.
Ces contingents conventionnels varient entre 140 et 210 heures par an et sont en moyenne de 188 heures, ce qui permet de garder sur un an une capacité productive de 39 heures par semaine.
La réalisation d'un tel objectif, en augmentant les contingents conventionnels d'heures supplémentaires, ne peut évidemment être atteinte que si les heures supplémentaires effectuées au-delà du contingent légal de 130 heures n'ouvrent plus droit à un repos compensateur de 100 %.
En maintenant le repos compensateur à 100 % pour les heures supplémentaires effectuées au-delà du contingent légal de 130 heures (ou de 90 heures en cas d'annualisation), la loi va directement à l'encontre de la volonté des signataires des accords, toujours dans le même objectif de réduire au maximum la durée effective du travail.
Certains accords ont prévu des taux de majoration pour les heures supplémentaires effectuées entre 35 et 39 heures variant entre 5 et 25 %.
En instituant un dispositif qui distingue, dans les entreprises qui n'auront pas réduit leur durée collective du travail à 35 heures, une bonification de 15 % affectée au salarié et une contribution de 10 % affectée à un fonds, l'article 5 de la loi remet en cause ces accords.
Sauf à ce qu'ils soient dénoncés, il est à craindre que les entreprises concernées ne soient conduites à verser aux salariés soit la bonification de 15 % si elle est supérieure au taux de majoration prévu par l'accord, soit le taux de majoration conventionnel s'il est supérieur à la bonification, augmenté dans les deux cas de la contribution. Quelle que soit l'hypothèse retenue, le coût pour l'entreprise sera supérieur à celui qu'avaient entendu fixer les négociateurs de l'accord.
Sur la formation professionnelle :
La perte de capacité productive résultant de la réduction de la durée du travail nécessite que la formation professionnelle des salariés puisse être en tout ou partie organisée sur le temps libéré par la réduction des horaires. C'est ce qu'a prévu la majorité des accords de branche.
Sur ce point également, l'article 17 de la loi tend à rendre ces accords inopérants.
En exigeant l'accord du salarié pour qu'il suive une formation en dehors de son temps de travail, il pose une condition non prévue par la plupart des accords, dont il réduit ainsi la portée.
Par ailleurs, en définissant les formations seules susceptibles d'être suivies en dehors du temps de travail comme celles ayant pour objet « le développement des compétences du salarié » à l'exclusion de celles destinées « à assurer l'adaptation (des) salariés à l'évolution de leurs emplois », il ne tient pas compte des formations retenues par les accords en fonction des besoins de la profession et de l'évolution prévisible de ses métiers et dont certaines, en dépit de l'accord des partenaires sociaux, ne pourront de ce fait être réalisées hors du temps de travail.
Enfin, par sa distinction particulièrement imprécise et floue entre le contenu des formations décomptées comme temps de travail et celui des formations susceptibles d'être effectuées hors du temps de travail, il confère une marge d'appréciation exorbitante à l'administration (lors de l'extension des conventions collectives) ou au juge (à l'occasion d'un conflit portant sur de telles dispositions d'une convention non étendue) pour décider, à la place des partenaires sociaux signataires de l'accord mettant en oeuvre un tel dispositif, si telle ou telle formation peut ou non être réalisée en dehors du temps de travail.
Sur le temps de travail des cadres :
Tous les accords ont abordé cette question dans la mesure où, d'une part, le rôle joué par cette catégorie de salariés est fondamental pour le fonctionnement des entreprises et où, d'autre part, la notion même de durée du travail est devenue un concept inopérationnel pour un nombre croissant de salariés, cadres ou non cadres, pour lesquels cette durée n'est ni mesurable ni contrôlable.
L'article 11 de la loi réduit à néant la quasi-totalité des accords :
- en limitant la portée des dispositions qu'il prévoit aux seuls cadres, alors que les accords de branche les étendent à différentes catégories de salariés en fonction des spécificités propres à chaque profession ;
- en restreignant aux seuls cadres dirigeants la possibilité d'établir des forfaits sans référence horaire (nouvel art. L. 212-15-1 du code du travail), ce qui consiste à « légaliser » la jurisprudence la plus restrictive de la Cour de cassation, alors que les accords de branche ont ouvert l'accès de ce type de forfait à un nombre beaucoup plus large de collaborateurs en fonction des caractéristiques des activités qu'ils exercent ;
- en limitant à 217 jours par an le nombre maximum de jours de travail susceptibles d'être accomplis par un cadre dont la durée du travail est décomptée en jours, alors que les accords de branche ont généralement prévu, en contrepartie d'un décompte en jours de la durée du travail, l'octroi de jours de repos supplémentaires de l'ordre d'une dizaine de jours en moyenne.
Sur les salaires :
Les garanties salariales prévues par les accords de branche varient en fonction de différents paramètres. Soit les accords laissent toute liberté aux entreprises pour compenser, en tout ou partie ou non, la réduction de la durée du travail, soit ils prévoient une compensation dont la quotité dépend de l'ampleur des éléments de souplesse en matière d'organisation du travail actés par l'accord.
L'article 32 de la loi ne respecte pas cet équilibre des accords en instituant une compensation financière intégrale de la réduction de la durée du travail pour les salariés au SMIC qui, de surcroît, s'appliquera aux nouveaux embauchés. La nécessité de rétablir une hiérarchie des salaires dans l'entreprise conduira en effet à répercuter cette compensation sur les salariés dont la rémunération est supérieure au SMIC.
Enfin, cette compensation au niveau du SMIC rendra totalement inopérant l'ensemble des barèmes de rémunérations minima garantis actuellement en vigueur dans les professions.
Le principe de liberté de fixation des salaires se trouve de facto annihilé par cette mesure.
Dès lors, au total, parce que les articles 5, 8, 9, 11, 17, 19, 28-II et 32 du projet de loi portent à l'économie des accords collectifs de branche et à l'accord national interprofessionnel des atteintes d'une gravité telle qu'elles méconnaissent la liberté proclamée à l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, ces articles doivent être déclarés non conformes à la Constitution.
D. - Sur la méconnaissance du principe d'égalité devant la loi
Selon la jurisprudence constante de votre haute juridiction, le principe d'égalité - qui a valeur constitutionnelle - ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un ou l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi ou à la condition que le législateur ait fondé son appréciation sur des critères objectifs et rationnels en rapport avec l'objet de la loi ou les buts qu'il se propose (de réaliser).
Au regard de votre jurisprudence, la présente loi crée des différences de traitement non justifiées.
Dès lors, une fois encore, les articles précités de la loi créent une discrimination inconstitutionnelle entre les entreprises qui pourront avoir accès à ces éléments de flexibilité et les autres qui, non couvertes par un accord de branche, ne pourront y accéder, faute d'interlocuteurs syndicaux avec qui négocier un accord (3) ou en raison du refus des délégués syndicaux de conclure un tel accord.
2. Sur les différences de traitement entre les salariés
a) Le cas des salariés rémunérés au SMIC :
- inégalité de salaire selon la taille de l'entreprise, en 2000 et 2001 :
En 2000 et 2001, en l'absence d'heures supplémentaires, les salariés au SMIC des entreprises de 20 salariés et moins travailleront 39 heures payées 39 et ceux des entreprises de plus de 20 salariés dont la durée du travail aura été réduite à 35 heures travailleront 35 heures payées 39 par application de la compensation intégrale sur le SMIC prévue par l'article 32 de la loi.
L'application de la loi conduira donc les premiers à travailler gratuitement 4 heures par semaine. Malgré son caractère temporaire, cette disposition crée une discrimination sans rapport avec l'objet de la loi ;
- inégalités de salaire pour les salariés à temps partiel rémunérés au SMIC :
L'article 32-III introduit deux discriminations à leur encontre :
1. Entre salariés à temps partiel selon qu'ils ont subi ou non une réduction de leur horaire de travail :
Lorsque l'horaire est inchangé, la rémunération demeurera à son niveau antérieur. Mais lorsque le salarié aura subi une baisse de son horaire de travail, alors il bénéficiera « à due proportion » du minimum garanti.
Prenons deux salariés employés 32 heures par semaine et qui percevaient avant l'abaissement de la durée du travail 5 646,50 F par mois. L'un d'eux passe à 30 heures par semaine et bénéficie alors du minimum garanti « à due proportion », soit 30/35 du SMIC horaire auquel s'ajoute le complément différentiel de 700 F, ce qui nous donne 5 898,58 F, soit une augmentation de salaire mensuel de 4,46 % (+ 258,08 F). Le salarié travaillant 30 heures gagnera plus que le salarié à 32 heures ;
2. Entre salariés à temps partiel et salariés à temps plein dont l'horaire de travail a été réduit :
Les salariés à temps plein qui bénéficient du minimum garanti verront leur rémunération majorée de 11,42 %. Si leur temps de travail est ramené à 32 heures par semaine, ils gagneront 645,32 F par mois de plus que les salariés au SMIC travaillant déjà 32 heures.
A travail égal et temps de travail égal, salaire inégal !
b) Le cas des heures supplémentaires : inégalité pour les salariés travaillant dans une entreprise n'ayant pas réduit la durée du travail :
En 2000, pour les salariés des entreprises de plus de 20 salariés qui n'auront pas réduit leur durée collective du travail à 35 heures, comme la contribution de 10 % pour les heures effectuées entre 35 et 39 heures sera versée, en vertu de l'article 5 de la loi, à un fonds et non aux salariés, les intéressés continueront à travailler 39 heures payées 39.
Par ailleurs, toujours selon l'article 5, dès 2001 pour les salariés des entreprises de plus de 20 salariés et à partir de 2003 pour les autres, la majoration pour heures supplémentaires qui leur sera attribuée sera de 25 % ou de 15 % suivant que l'entreprise aura ou non réduit sa durée collective du travail à 35 heures.
Aucune raison objective ne justifie une telle différence de traitement entre les heures supplémentaires effectuées par des salariés selon qu'ils travaillent dans une entreprise ayant ou non réduit sa durée collective du travail à 35 heures, si ce n'est le souci des pouvoirs publics d'inciter ces derniers, en les pénalisant ainsi financièrement par la loi, à faire pression sur leur employeur pour que l'entreprise passe à 35 heures. Mais, en cas d'échec, est-il bien objectif et rationnel de les discriminer de la sorte ? D'autant que, comme en matière de durée du travail, la notion d'entreprise s'entend de l'établissement, voire de l'atelier ou du service, on pourra rencontrer de telles différences de traitement des majorations pour heures supplémentaires au sein d'une même entreprise qui pour des raisons d'organisation aura choisi de réduire la durée collective du travail à 35 heures dans tel établissement ou tel atelier et pas dans tel autre.
c) Disproportion manifeste entre la différence de situation des cadres par rapport aux autres salariés et leur différence de temps de travail :
L'article 11 relatif à la réglementation du temps de travail des cadres instaure un dispositif de calcul du temps de travail au forfait qui autorise l'employeur à faire travailler les cadres 13 heures par jour, 217 jours par an, soit 2 821 heures par an, contre 1 600 heures par an pour les autres salariés.
Cette différence entre les durées de travail est manifestement disproportionnée par rapport à la différence de situation entre les cadres et les autres salariés. L'égalité devant la loi est rompue.
III. - Sur la méconnaissance des principes constitutionnels
de participation et de négociation collective
S'il est vrai que le huitième alinéa du préambule de la Constitution de 1946 dispose que « tout travailleur participe, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective des conditions de travail ainsi qu'à la gestion des entreprises » - conférant ainsi valeur constitutionnelle au principe de participation et au droit à la négociation collective des conditions de travail -, l'article 34 de la Constitution range dans le domaine de la loi la détermination des principes fondamentaux du droit du travail, du droit syndical et de la sécurité sociale (jurisprudence constante).
En conséquence, c'est au législateur qu'il revient soit de déterminer, dans le respect de cette disposition à valeur constitutionnelle, les conditions et garantie de la mise en oeuvre de cette disposition soit, après avoir défini les droits et obligations touchant aux conditions de travail ou aux relations du travail, de laisser aux employeurs et aux salariés, ou à leurs organisations représentatives, le soin de préciser après une concertation appropriée, les modalités concrètes de mise en oeuvre des normes qu'il édicte (no 89-257 DC du 25 juillet 1989, rec. p. 59) même si cette disposition constitutionnelle (8e alinéa) « n'a ni pour objet ni pour effet d'imposer que dans tous les cas cette détermination soit subordonnée à la conclusion d'accords collectifs » (no 93-328 DC du 16 décembre 1993, Rec. p. 547).
En d'autres termes, si le législateur peut renvoyer la fixation des modalités d'application de la loi à un accord collectif, il n'est pas tenu de le faire par la Constitution. Mais, lorsqu'il le fait, la loi doit respecter le huitième alinéa du préambule de la Constitution de 1946, c'est-à-dire les principes de participation et de négociation collective.
Dès lors, si la loi subordonne sa mise en oeuvre à la conclusion d'accords collectifs et si la négociation collective doit avoir un sens sauf à être dénaturée, le contenu de ces accords ne peut constitutionnellement être prédéterminé par la loi. Or, tel est très exactement le cas de la présente loi.
On a déjà vu que si la loi n'obligeait pas juridiquement les entreprises à négocier des accords collectifs pour se mettre en conformité avec la réduction de la durée légale, elle les contraignait à le faire puisque sont subordonnés à la conclusion d'un accord :
- le bénéfice des versements financiers compensatoires (art. 19) ;
- la possibilité de payer en argent les bonifications pour heures supplémentaires (art. 5-II) ;
- l'annualisation de la durée du travail (art. 8-I) ;
- l'octroi de la réduction de la durée du travail sous forme de jours de repos répartis sur l'année (art. 9-II) ;
- le décompte de la durée du travail des cadres sur une base forfaitaire annuelle calculée en heures ou en jours (art. 11) ;
- la mise en place du temps partiel annualisé (art. 12-B) et du travail intermittent (art. 14) ;
- l'organisation de la formation professionnelle en dehors du temps de travail (art. 17-I) ;
- la garantie que la réduction d'horaires ne constitue pas une modification du contrat de travail (art. 30-I) et que le refus d'une modification du contrat consécutive à une modification d'horaires constitue un licenciement individuel réputé fondé sauf une cause réelle et sérieuse (art. 30-II).
Dès lors, eu égard à l'importance qui s'attache pour les entreprises à chacune de ces questions, celles-ci seront nécessairement conduites à conclure des accords collectifs pour mettre en oeuvre la loi nouvelle.
Or, loin de laisser aux négociateurs le soin de trouver le niveau de compromis sur lequel ils pourraient s'accorder, la loi prédétermine en fait le résultat des négociations en fixant notamment :
- à 1 600 heures le volume de la durée annuelle du travail (art. 8, 9 et 19) ;
- à 39 heures par semaine le seuil de déclenchement des heures supplémentaires en cas d'octroi de la réduction de la durée du travail sous forme de jours de repos (art. 9) ;
- à 217 jours par an le nombre maximum de jours de travail des cadres (art. 11) ;
- l'ensemble des paramètres du temps partiel annualisé et du travail intermittent (art. 12 et 14) ;
- la définition des formations susceptibles d'être organisées hors du temps de travail (art. 17) ;
- le montant de la compensation financière de la réduction de la durée du travail au niveau du SMIC (art. 32).
Dès lors, même si, dans certains cas, les paramètres ainsi fixés par la loi sont des maxima, les enjeux économiques de la réduction de la durée du travail sont tels qu'ils ne laissent aucune marge de manoeuvre aux négociateurs pour trouver des compromis en deçà de ces maxima. En conséquence, les articles précités ci-dessus de la loi fixent bien les résultats de la négociation et dépossèdent les partenaires sociaux de leur droit à la négociation collective. Ils sont de ce fait contraires à la Constitution.
Pour toutes ces raisons, conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, les sénateurs soussignés défèrent au Conseil constitutionnel la loi relative à la réduction négociée du temps de travail et lui demandent de déclarer non conformes à la Constitution les articles 5, 8, 9, 11, 17, 19, 20, 21, 28, 30 et 32. Ces articles représentant l'essentiel de la présente loi, tant dans son esprit que dans la fin qu'elle poursuit, ils lui demandent en conséquence de déclarer non conforme à la Constitution la loi en son entier.
(Liste des signataires : voir décision no 99-423 DC.)
(1) L'article 5-VII du projet de loi prévoit que le contingent d'heures supplémentaires est réduit en cas de décompte de la durée du travail sur l'année. Aux termes de l'exposé des motifs du projet de loi, ce contingent réduit serait de 90 heures par an.
(2) Au titre des 25 % de bonification des heures supplémentaires lorsque, faute d'accord collectif prévoyant leur paiement en argent, cette bonification devra être payée en temps.
(3) On observera que si le mandatement syndical est possible pour la négociation et la conclusion des accords d'accès aux versements financiers compensatoires, il demeure impossible, faute de reprise dans le projet de loi des dispositions de l'accord interprofessionnel du 31 octobre 1995, renouvelé le 8 avril 1999, sur les négociations collectives, pour la conclusion d'accords de flexibilité hors accès aux versements compensatoires.